10 ans après la création de la boulangerie par Cédric Reynier, le Pain des Cairns est le fruit de toutes ces années de construction, des énergies malaxées ensemble durant des périodes plus ou moins houleuses, d’avancées collectives et de centaines de petites pierres individuelles apportées à l’édifice. Le Pain des Cairns, c’est eux et elles, c’est nous qui l’avons façonné et qui le façonnons en ce moment même, jour après jour.
Un héritage vivant
Aujourd’hui, nous travaillons avec une gratitude réelle envers ceux et celles qui ont œuvré avant nous, et avec la volonté de prolonger la formidable aventure. Notre boulangerie est lieu de transmission. C’est pour cela que nous arrivons si naturellement à nous approprier ce projet. Nous savons ou nous découvrons, en entrant dans l’équipe, que le partage fait partie de notre ADN, que ce projet qui a été imaginé par d’autres, nous appartient désormais. Alors il mute sans arrêt sous la force de nos essais-erreurs. Cédric répétait souvent que « tout est important, rien n’est grave ». Génération après génération, nous nous emparons de cet héritage avec reconnaissance tout en sachant qu’il a vocation à évoluer avec nous. Chacun fait son petit pas en quelque sorte, voilà ce qui s’imprime en nous !
Que se transmet-on ?
Être boulanger·ère, c’est agir sur des produits changeants et des conditions différentes d’un jour à l’autre, d’une saison à l’autre, d’une matière première à l’autre. Pour sortir un bon pain, il faut donc un véritable savoir-faire boulanger, théorique et technique, que chacun assimile à sa manière et à sa vitesse. Ce savoir-faire n’est pas figé, il évolue grâce à nos lectures, nos observations et surtout au partage. Au Pain des Cairns, l’idée de transmission de ce savoir est aujourd’hui tellement ancrée qu’elle coule de source.
Un exemple pour commencer ? Victor a bénéficié il y a quelques mois d’une formation à la confection de panettones pour renforcer son expertise sur ce produit ultra complexe. Cet automne, il transmet à son tour à Célia et Gabrielle (et quelques autres curieux·ses qui ont donné des bons coups de main !), et projette de recommencer avec d’autres volontaires pour la production de Noël. En ce mois de novembre, Célia et Gabrielle ont vécu avec lui les nombreuses étapes de rafraichis de levain, de pétrissage des pâtes successives et de la cuisson. Tout le monde y gagne : Victor a le plaisir de partager et de bénéficier des retours éclairés de ses collègues qui ont une expertise dans d’autres domaines. Et ces dernières expérimentent dans un cadre efficace.
D’autres exemples de transmissions boulangères, on en a un plein sac : les galettes des rois que Célia supervise en formant des volontaires, aux plaques de chocolats gérées par Anouk au moment des fêtes, en passant par les tests réguliers en tous genres. Il y a deux ans, nous avions même organisé une journée du partage des savoirs : un jour de fermeture pour tous·tes nous retrouver au fournil, sans pression de la production, afin de prendre le temps d’échanger sur nos savoir-faire, de tester de nouvelles recettes, d’observer et faire ensemble. A refaire, assurément. Où ? Quand ? Comment ? Vous l’aurez compris : la difficulté principale n’est finalement pas tant liée à l’envie de transmettre, plutôt sur quel espace nous nous accordons pour qu’elle s’épanouisse.
L’espace de la transmission
Transmettre et recevoir n’est pas si simple si le cadre n’est pas porteur. Nous manquons cruellement de temps pour partager nos savoir-faire, pour partager tout court. En binôme, en groupe. Autour de nouveaux produits, autour de difficultés liées à des lots de farine qui ne réagissent pas comme d’habitude, autour du levain, de la fermentation ou de la cuisson, autour de la cadence et du rythme en production, autour des projets, autour de notre bien-être au fournil. Il y a un milliard de sujets sur lesquels nous avons à partager !
Dans une équipe de 15 BV (boulanger·ère·s – vendeur·se·s), transmettre demande surtout beaucoup de confiance les un·e·s dans les autres. Et de l’humilité ; Savoir écouter ce que l’on me dit, savoir être suffisamment en confiance pour donner son expertise ou exprimer une opinion décalée nécessite un état d’esprit qui s’entretient grâce au cadre de la gouvernance partagée. Ce cadre responsabilise, aide chacun·e à trouver sa place dans l’horizontalité, tantôt en tant qu’apprenant·e, tantôt en tant que passeur·se. Il nous dit : ce que tu fais est au service du collectif.
Le savoir doit être remis en cause
Cédric le disait, et le dit encore : le savoir doit être remis en cause. Nous avons tous·tes conscience que nous ne détenons pas un savoir figé ou un point de vue universel. Nous avons à apprendre des autres, que ce soit en savoir boulanger ou dans tous les autres nombreux domaines de la vie de la boulangerie. Quand un·e stagiaire vient travailler avec nous durant une semaine, nous allons lui apprendre des gestes, une organisation, notre façon de voir la panification. Nous aimons cela. Mais nous attendons aussi qu’iel nous booste, nous bouscule, nous déroute par ses questions, par le monde qu’iel fait entrer dans notre fournil.
Notre apprenti Thomas, suivi par son maitre d’apprentissage Hugo, nous apprend autant que nous lui transmettons, c’est évident. D’abord parce qu’on trouve ce « petit » très doué. Mais surtout parce que c’est en apprenant à quelqu’un que l’on se questionne et que l’on apprend à son tour. Lui-même aime transmettre sur ce qu’il peut apprendre en école, sur sa propre expérience. La transmission n’est que le va et vient d’un savoir… D’ailleurs, ce savoir est multiple et bien plus vaste que celui du monde du pain au levain. Plutôt que savoir, peut-être pourrait on parler de compétences. Intra et interpersonnelles, manuelles, créatives, organisationnelles, etc. C’est ici dans ce fournil que nous voulons partager ces compétences !
Les outils de la passation
Des outils pour transmettre, on en construit sans arrêt ! Le principal outil c’est le mot, la communication ! A partir de là, nous multiplions les façons de communiquer. Cela emprunte différents chemins :
- Les recettes partagées sur notre dossier numérique collectif, notre base absolue Excel.
- Le canal « savoirs du pain » ou « production » sur l’application Slack que nous utilisons pour communiquer entre nous à la vitesse de l’éclair.
- Les moults affichages dans le labo, à l’humour parfois décapant. On les adore pour ça et pour les petits rappels efficaces sous les yeux tous les jours.
- Notre mine numérique, délibérément vitale, sur Notion. Tout, absolument tout y est noté et gardé au chaud. Ce site est une pépite pour celui qui cherche une information concernant la vie de la boulangerie. Exemple : Myriam est le rôle Gestion Sociale depuis 3 ans. Clairement, aujourd’hui elle est la seule qui maitrise ce rôle. En prévision d’une passation éventuelle de ce rôle, elle va noter les méandres de ce rôle sur Notion de A à Z. Tout est détaillé. La raison d’être du rôle, ses redevabilités, ses domaines d’actions, les acteurs liés à ces domaines, les points de vigilance, les projets mis en place à poursuivre, etc. Une véritable thèse ! Ainsi Myriam balise le terrain pour cellui qui reprendra le rôle après elle. Idem pour les dizaines d’autres rôles qui sont répartis au sein de notre équipe de BV pour faire tourner la boutique. Aucune rétention du savoir : tout est bon à partager ! Évidemment, cela ne remplace pas la transmission orale en binôme durant quelques heures, voire un vrai tuilage sur plusieurs semaines. Mais Notion, pour nous, est le socle indispensable, constamment mis à jour, dans lequel tout notre savoir collectif acquis est stocké.
Le in et le off
Arriver à échanger entre nous, c’est beau. Transmettre hors les murs c’est comme la double barre chocolatée dans le pitchoun : un vrai bonheur ! Comme nous sommes outrageusement libres dans notre fournil, chacun·e fait vivre cette transmission à sa manière. Certain·es vont dans les écoles ou les collèges pour parler du pain au levain. Certain·es reçoivent des groupes scolaires ou adultes pour faire visiter notre fournil et expliquer notre fonctionnement en horizontalité. D’autres participent à des colloques ou à des rencontres afin de représenter le Pain des Cairns et partager notre expérience. Ou encore reçoivent des journalistes et leur parlent de ce que l’on crée tous les jours ensemble. Et il y a celleux qui se lancent dans l’animation d’ateliers lors d’occasions comme les fêtes anniversaire du Pain des Cairns : ateliers découverte du levain, confection pain ou cookies, à la suite desquels vous repartez avec nos recettes.
La fête des 10 ans, tous acteurs
Tout cela est sur l’unique base du volontariat, cela marche (ou pas) selon nos énergies et nos envies. Et toutes les idées de partage sont bonnes et bienvenues… Tant que cellui qui les lance est autonome dans son projet. Pour la fête des 10 ans, vous avez été conviés à une soirée contes et chants polyphoniques magnifique organisée par Ambre. Le lendemain, c’est Anouk qui nous invitait à une rencontre avec deux anciens du Pain des Cairns : Guilherme Bellardi, agriculteur-meunier qui nous fournit, et Lauriane Mietton chercheuse sur le levain. Le thème ? Du grain à la farine, du grain au levain, la genèse de notre pain. D’autres ont porté les visites et les ateliers de ce magnifique samedi 30 novembre. Et pendant ce temps, le reste de l’équipe s’activait dans tous les sens pour que la fête du soir soit la plus chouette possible. Elle l’a été !
Un état d’esprit qui perdure
Cédric ne s’était pas trompé en mettant l’acte de transmettre au cœur de son projet initial. Peut-être n’imaginait-il pas ce que deviendrait le Pain des Cairns 10 ans plus tard avec cet ADN à jamais inscrit en nous. Et d’ailleurs, qui aurait pu prédire le Pain des Cairns tel qu’il est aujourd’hui ? Grâce à lui et à tous celleux qui ont œuvré dans cette fourmilière, des dizaines de boulanger·es ont reçu et ont donné sans compter, reçoivent et donnent encore et encore. Certain·es sont parti·es pour voler de leurs propres ailes. Le tout dernier, Pierre, a décidé de monter sa propre boulangerie à Marseille après cinq années dans l’équipe.
Il confie :
« Que ce soit au Pain des Cairns ou dans mon nouveau projet marseillais [sa boulangerie se nomme SUD·SUD·EST et ouvre tout bientôt !] j’ai toujours eu à cœur de faire en sorte que la transmission puisse venir de celui ou celle qui souhaite recevoir la connaissance et non de celui ou celle qui la détient. Autrement dit, tout le chantier consiste à faire en sorte que l’intégralité du savoir disponible soit accessible, de façon structurée, à celles et ceux qui en ont besoin. Ce chantier passe par la création d’outils qui vont permettre aux personnes détenant le savoir de le rendre disponible sans même s’en rendre compte (notamment via Notion).
J’accorde aussi une grande importance à l’histoire. Dans une organisation autogérée, il est courant de voir des personnes récemment arrivées répliquer des expériences ou des projets déjà tentés. La tenue rigoureuse d’une sorte de « carnet de bord » permet à chacun et chacune de prendre conscience du chemin déjà parcouru par la structure et d’itérer en fonction.
Une dernière chose : la transparence. Je déteste voir quelqu’un chercher une information ou un savoir. Pire encore : je hais voir quelqu’un devoir « demander un accès ». Dans une organisation horizontale, tout, absolument tout, doit pouvoir être accessible. La transparence est la base de la transmission, et de la confiance. »
Pierre ne sera pas le dernier à passer ici, à ajouter sa « couleur » au projet, et à continuer l’aventure autre part sous une autre forme. C’est bien là la force du Pain des Cairns : muter sans arrêt au gré des arrivées et des départs. Grâce aux énergies nouvelles qui soufflent sur ce lieu atypique, grâce à la valeur de la transmission et du partage bien au-delà du savoir-faire boulanger. C’est la force du Pain des Cairns. Et cette force a vocation à… se transmettre !