Pourquoi, toustes si différents·es que nous sommes, avons-nous tant de plaisir à venir faire du pain dans notre fournil du Pain des Cairns ? Pourquoi, malgré un travail en majeure partie répétitif, éprouvons-nous un élan particulier à être là, dans l’action, ensemble ? Un récent « fait divers » archéologique nous a mis la puce à l’oreille : l’idée de liberté !
Esclavage vs libération
Il y a quelques semaines, en décembre 2023, des archéologues nous ont fait part d’une découverte étonnante sur le site de Pompéi : une boulangerie-prison ! « Les esclaves et les ânes étaient enfermés et exploités pour moudre le grain nécessaire à la production du pain » dans un bâtiment tout juste sorti de ses cendres. La maison était divisée en un secteur résidentiel orné de fresques raffinées (en gros la zone de notre machine à café… sans les fresques et en bien plus grand) et une zone de production du pain (que l’on pourrait apparenter en plus étroit à notre merveilleux labo).
Cette découverte nous rappelle qu’il y a encore peu, l’esclavage était monnaie courante, nous nous en sommes débarrassé officiellement seulement au XIXe siècle. Et nous savons toustes qu’il existe encore sous des formes multiples dans de nombreux endroits du monde. Cette notion d’esclavage nous renvoie à celle de liberté. Qu’est-ce que la liberté pour chacun·e, et spécialement celle que je vis au travail ? Est-elle réelle ou un simple sentiment généré par une ambiance spéciale ? Si vous n’avez peur de rien, prenons un peu de hauteur sur notre cher fournil de Pain des Cairns pour commencer 2024 !
La liberté n’est pas là où l’on croit
Le Pain des Cairns, avec maintenant 12 salarié·es, n’échappe pas à la règle d’un cadre de travail strict : horaires, cadence, congés, organisation de la production, etc. A 7h30 du matin, trois ou quatre BV (Boulanger·ère Vendeur·se) sont au fournil et lancent la production de la journée. Iels seront bientôt rejoints par d’autres BV à des heures définies à l’avance, selon la production du jour. Cette production peut aller jusqu’à une tonne de pâte journalière – ce fut le cas le vendredi 22 décembre dernier -, ce qui implique une organisation temporelle et humaine sans faille. Vous voulez en savoir plus ? Et hop filez vers l’article de la Fournil-ière !
Hugo notre rôle planning anticipe les congés, les veilles ou retours de jours fériés (gros jours de vente) ou les productions supplémentaires selon les commandes exceptionnelles – comme la confection de plus de 200 chiens chauds pour une fête il y a quelques mois -. Il fait en sorte que l’équipe en place puisse faire son travail dans les meilleures conditions possibles. En amont, Pierre le rôle production pourra l’alerter sur un besoin supplémentaire en personne ou en horaire – comme la production de nuit du samedi 23 décembre pour que vous ayez tous vos pains de Noël en temps et en heure le 24 -.
Un·e absent·e ? Le tableau des astreintes, rempli de manière volontaire, est là pour palier à un déséquilibre inattendu. Du pain à livrer ? Victor Le rôle B2B a tout organisé pour que la production soit sortie à l’heure, mise dans notre vélo cargo et acheminée dans l’après-midi vers le bar ou le restaurant concerné. Notre organisation est rodée et laisse peu de place à la fantaisie. Alors, où trouve-t’on cette liberté si prégnante ? Commençons par un cas concret, petit mais pas si anodin !
L’aventure des heures de liberté
Il y a trois ans, en réunion de gouvernance, nous avons décidé que chaque BV pourrait bénéficier de deux heures de liberté payées. Nous voulions que Le Pain des Cairns participe à l’épanouissement personnel, à un temps d’ouverture qui souvent est mis à mal dans des métiers physiques et intenses comme le notre. Chacun·e s’est donc vu offrir deux heures personnelles hebdomadaires, et ceci sans aucune vérification. Ce dernier point est primordial car il met en avant la notion de confiance que l’on a au sein du fournil. « On » (c’est à dire « nous toustes ensemble ») me fait confiance sur ce que je fais de ces deux heures.
Cela peut être de la lecture, des tests de nouveaux produits, un projet parallèle pour la boulangerie, etc. On me fait confiance sans aucune attente ; personne ne songera à regarder si je fais concrètement ces heures et si elles pourraient être d’une rentabilité directe pour l’équipe. Ces deux heures de liberté ont été un exemple déroutant pour moi, de ce que peut produire une telle décision : un sentiment qui va au-delà de celui de liberté. Un sentiment plus profond. Cet acte bouleversait la valeur du travail payé.
Au Pain des Cairns, notre travail
se veut un outil au service
de l’épanouissement de tous.
Libre à moi de le vivre comme je l’envisage, à travers ce temps de liberté et celui d’action au cœur du fournil. En septembre 2022, nous avons du réduire ces deux heures à une heure de liberté. La production augmentant fortement depuis plusieurs mois, nous avions besoin de plus de présence au fournil. Il nous fallait répondre à une double nécessité : répondre à ce besoin lié à l’accroissement de notre production – renforcé en septembre 2023 au lancement des livraisons vélo – et déjouer les journées de sous-staff exceptionnelles qui peuvent lourdement impacter l’équipe (maladies et petits malheurs non prévus). L’idée était belle, la réalité nous attendait au tournant…
On teste sans cesse
En septembre 2023, s’est ajoutée une nouvelle donnée de taille : la décorrélation de nos heures de rôle d’une présence à la boulangerie. Jusqu’en septembre, nous faisions officiellement toutes nos heures de rôle dans les locaux à des heures choisies et réparties qui permettaient, si besoin, de pouvoir lâcher notre travail de bureau pour renforcer l’équipe (coups de bourre en production, imprévus, clientèle trop nombreuse). Désormais, nos heures de rôle se font de manière libre, n’importe quand n’importe où, ce qui est extrêmement pratique pour toustes, notamment pour les rôles qui ont besoin d’œuvrer à l’extérieur. Mais cela met à mal le système ingénieux de soutien éventuel à l’équipe en production. Nous n’avions pas d’autre choix que de mettre entre parenthèse ces deux heures de liberté.
Un retour en arrière ? Oui et non. Elles n’ont pas disparu de nos esprits, on sait que possiblement on y reviendra si les vent nous sont favorables : on tente, on teste, on cherche à s’ajuster au réel tout en gardant en tête notre bien-être. C’est cela aussi la liberté : se donner les moyens de tester, et savoir s’ajuster ou tempérer.
Libres de créer
Récemment, nous avons décidé de mettre en place un nouveau rôle qui nous manquait : le rôle créativité. Il répondait en partie au gel des heures de liberté ; nous ne voulions pas perdre l’élan créatif et l’énergie qu’elles avaient entrainé. La production au fournil tourne si bien que le danger de nous démobiliser, de nous endormir, nous a paru être quelque chose de possible. Le rôle créativité est là pour écouter les envies ou lancer des pistes. Il est là pour accompagner les BV au niveau des idées, des mises en œuvre de produits, il est là pour donner et organiser le temps lié à ces envies émergentes. Il tente de créer et renforcer cet espace indispensable au dynamisme de l’équipe : celui de la joie de tester la nouveauté, de se lancer dans des choses inconnues, de partager ce qui nous anime.
Dernièrement, les galettes des rois et des reines, lancées par Célia, ont fait partie de ce processus de créativité. Ils ont été plusieurs à se retrouver le week-end de l’Épiphanie et en semaine en dehors de la production classique pour lancer deux produits magnifiques et délicieux. En sortant de la routine, en expérimentant, en nous lançant des nouveaux défis, c’est un vent de liberté qui nous secoue et nous fait bouger les lignes de notre quotidien. Cela aussi c’est simple, mais indispensable !
Un cadre libérateur
Autre détail pas tant anodin : notre cadre relationnel. Affiché dans le labo, il réaffirme l’importance du respect de certaines règles, notamment les règles de vie collective. Bienveillance, ponctualité, partage, souveraineté, écoute, interdépendance, confidentialité, respect : autant de points écrits noirs sur blanc qui nous accompagnent dans notre travail.
Un tel cadre n’est pas seulement des lettres sur une feuille de papier A4 : il donne une empreinte spécifique à nos relations communes.
Grâce à notre cadre relationnel,
je me sens protégé·e
et je protège les autres
Je sais qu’il est une vraie base pour tous, parfois rappelé en réunions ou en communication interne. Pourvoir compter sur ce cadre relationnel me permet d’être libre dans mes pensées, dans mes dires : je sais que je ne serai pas jugé·e, ou mis·e de côté pour être qui je suis. Je sais aussi les limites à ne pas dépasser pour respecter les autres, je sais que nous avons toustes adhéré à ce même cadre, que l’on parle le même langage. Évidemment, nous avons à travailler tous les jours sur nous-mêmes et sur le groupe : un tel cadre est exigeant et attend de nous honnêteté et humilité. Ce n’est pas tous les jours simple d’accepter les réalités liées à une équipe importante, à la diversité des caractères ou des humeurs. Mais nous savons que nous pouvons nous reposer sur ce cadre, il nous donne la liberté d’être.
Nous décidons de notre liberté
Penser en être libre est loin d’être aisé, il est plus simple de se maintenir dans une servilité que ce soit à l’échelle politique ou économique. Notre liberté au fournil n’est pas une liberté qui nous viendrait par un chemin tracé et évident : elle se construit. Aborder la liberté sous cette forme fait penser évidemment à Etienne de la Boétie et son Discours de la servitude volontaire ou Le Contr’un. Écrit en 1576 alors que son auteur a à peine 18 ans, ce discours est hyper-clairvoyant. L’idée de la Boétie est que, contrairement à ce que beaucoup croient, la servitude n’est pas imposée par la force mais volontaire. Pour lui, le pouvoir d’un seul, qu’il nomme tyran, ne peut perdurer que par la collaboration active ou résignée des sujets.
« Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres. » Etienne de la Boétie
C’est bien cela que nous tentons de faire au Pain des Cairns en décidant d’être une Scop qui n’a d’autre patron·ne que nous-mêmes. Prendre des décisions stratégiques entre associé·e·s nous rend libres car nous sommes dans une situation de responsabilité de nos propres orientations, décidées ensemble, sans avoir à référer à une personne « au-dessus ». Cela n’enlève pas la charge mentale ou financière, une implication parfois dévorante dans la bonne marche du Pain des Cairns, mais cela donne une dimension autre à nos engagements personnels et à notre entreprise.
C’est pas très normal tout ça ?
Quand Ambre notre rôle matériel, qui doit faire des cauchemars toutes les nuits de balances sans cesse en panne ou de chambres de pousse qui dysfonctionnent, décide de bloquer un week-end férié pour refaire une grosse partie des joints de carrelage du fournil, vous vous demandez ce qui la motive. Vous vous dites : Ne serait-ce pas là une forme d’aliénation inconsciente ? Le philosophe Raoul Vaneigem en a fait une thèse qu’on peut découvrir dans son Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations (1967) : « Dans la vie quotidienne, les rôles imprègnent l’individu, ils le tiennent éloigné de ce qu’il est authentiquement et de ce qu’il veut être. Ils sont l’aliénation incrustée dans le vécu. La satisfaction du rôle bien rempli, il la tire de sa véhémence à s’éloigner de soi. »
Or non, Ambre n’est pas du genre à chercher à accomplir un rôle social qu’elle se serait elle-même imposée. Elle n’est pas non plus du genre à s’embêter le week-end. Quand elle est rejointe naturellement par quatre autres collègues (qui eux non plus ne s’embêtent jamais le week-end), et qu’ensemble ils mangent de la poussière et se rendent sourds durant trois jours, cela montre une chose bien loin de l’idée de Vaneigem :
La confiance que l’on se donne mutuellement nous apporte une liberté réelle qui elle-même nous ouvre les vannes d’une énergie et d’un enthousiasme communicatifs.
Je me souviens encore d’une réflexion d’un « ancien » face à mes hésitations par rapport à un projet qui me tentait : « Tu veux le faire ? Arrête d’attendre l’aval des autres, fais-le ! » La liberté s’apprend…
L’écoute du centre
Alors concrètement, comment cette liberté s’immisce t’elle dans notre fournil et comment s’apprend-elle ? Vous avez tous entendu parler de sociocratie. C’est ce que nous vivons au quotidien, et plus spécifiquement lors de nos réunions de gouvernance. Tous les deux mois environ, Le Pain des Cairns ferme, le tour est poussé contre les cuves, et des chaises mises en cercle au centre du labo. Lors de ces réunions, nous utilisons la prise de décision par consentement, celle qui nous semble la mieux adaptée à ce que nous recherchons : une recherche collective et une adhésion aux solutions de toustes sans frustration.
En débutant de telles réunions, nous savons le primat du groupe sur l’individu : les solutions cherchées sont celles qui sont bonnes pour le groupe et non pas qui ont ma préférence. Ceci semble facile à comprendre, mais nettement plus compliqué à appliquer ! Pour y arriver au mieux, nous sommes tous formés (Université du Nous, Sémawé, etc) et nous nous faisons parfois accompagner si l’on sait un sujet potentiellement trop clivant.
Prendre des décisions par consentement entraine un changement d’état d’esprit qui nous rend libres, c’est ce que nous pouvons tous vivre concrètement dans ces réunions. En consentement, aucune décision ne sera prise si l’un des membres y oppose une objection raisonnable. Pour que ce processus fonctionne, il entre dans un cadre très clair, il entraine une acceptation de tous après de nombreuses étapes, et une possibilité d’analyse sur l’expérience ultérieure (avec un retour éventuel en arrière).
Ici, ce n’est pas celui qui parle le mieux ou le plus fort qui entraine l’adhésion, c’est le groupe qui chemine ensemble, par ce que l’on nomme une écoute du centre, vers une solution acceptée par tous. A chaque étape du processus, chacun s’exprime en interrogeant, en exprimant son ressenti, en émettant éventuellement une objection, en aidant à la soulever, avec toujours à l’esprit que c’est le bien du groupe qui prime.
Prendre et apprendre
Ces réunions demandent une grande concentration et de la patience : le processus est long, chacun·e est fortement impliqué·e dans cette réflexion co-construite. Nous savons toustes qu’à moyen terme, nous sortons gagnant·e·s. Mais nous savons aussi que nous devons donner beaucoup de nous-mêmes pour être juste dans ce temps particulier. Le rôle du facilitateur·trice de réunion est essentiel pour maintenir le cadre, éviter les fausses directions, recentrer, relancer. Plusieurs d’entre nous sont déjà formé·e·s à la facilitation (Facilis) et chaque année de nouveaux·elles associé·e·s se lancent dans l’aventure. Plus on est formé, plus ce processus exigeant fonctionne. C’est dans ce cadre de réunion que j’ai compris combien les maintes étapes et rituels, qui me semblaient laborieux au départ, avaient une vraie raison d’être : celle de nous détacher de nombreuses entraves psychologiques.
Prendre le temps, respecter le tour de parole de chacun·e à chaque étape nous offre deux choses. Une responsabilité personnelle dans la prise de décision en parallèle d’un sentiment de coopération : apporter autant qu’être porté·e. Et cette fameuse liberté créée grâce au cadre. Ma parole devient libre et vraie car je sais qu’elle a sa place, qu’elle ne sera pas jugée, qu’elle est perçue comme un cadeau. Et en dehors des réunions ? Cette « méthode » imprègne chaque sphère du travail, elle lui donne une couleur spéciale qui fait que, quand on pousse la porte du fournil, on a la banane tout simplement.
Libérer un fournil, c’est l’histoire d’une vie, et c’est bien cela qui nous plait !
C’est bien beau tout ça, n’est-ce pas ? On vous vendrait presque du rêve ! Et humainement c’est tous les jours remuant, déroutant, enrichissant, vous l’aurez compris. Mais on ne vous cache pas qu’on a encore du pain sur la planche. Si ce n’était pas le cas, on tournerait en rond. Libérer un fournil, c’est l’histoire d’une vie, et c’est bien cela qui nous plait !