À partir d’octobre 2020, Le Pain des Cairns teste le salaire au besoin pour ses salarié·e·s en contrat à durée indéterminée. L’entreprise permet désormais à chaque membre de l’équipe de fixer son salaire, en fonction de ses besoins, puis de participer au projet permettant de le financer.
Remise en question du salaire unique
Jusqu’à présent, le Pain des Cairns utilisait un modèle de rémunération assez basique : toutes les fiches de paie étaient strictement identiques (1600 euros, excepté pour celles et ceux ne participant pas aux activités de gouvernance de la structure, payés 1400 euros). En place depuis plusieurs années, ce modèle de salaire unique était confortable, pour trois raisons principales :
- Il supprimait toute tentative de négociation individuelle des salaires. Si augmentation il y avait, elle était collective.
- Ce modèle nous semblait simple car il gommait l’influence des tâches accomplies ou celui du niveau d’études sur la rémunération : dans la plupart des boulangeries, une personne responsable de la production ou des achats gagne plus qu’une autre, par exemple simplement chargée de la cuisson. L’équipe étant composée de personnes venant d’horizons variés (certain·e·s ne sachant ni lire ni écrire, d’autres étant diplômé·e·s de grandes écoles), cette égalité salariale était bien pratique et nous permettait de ne pas nous lancer dans des débats sans fin. Toutes les tâches avaient la même valeur.
- Le salaire unique supprimait aussi les petites jalousies qui minent fréquemment les équipes : l’un gagne plus qu’une autre sans véritable raison, ce qui aurait pu alimenter des bruits de couloir que nous cherchions à tout prix à éviter.
Ceci dit, le salaire unique nous a posé deux problèmes :
- Il était inadapté, en ne permettant pas à certain·e·s d’entre-nous de vivre décemment. Le salaire unique revient à nier l’existence de divergences dans les besoins des membres de l’équipe : une personne célibataire n’a pas nécessairement les mêmes besoins qu’une autre ayant plusieurs enfants.
- Le salaire unique pouvait être contourné, notamment par l’utilisation des heures supplémentaires. Lorsque le salaire ne suffisait pas, ou lorsqu’il n’offrait pas la valorisation espérée, il était possible d’accumuler des heures supplémentaires qui étaient ensuite payées. Une telle technique n’était saine ni pour la structure, ni pour la personne qui la mettait en place.
Décorréler les tâches accomplies de la rémunération
Une fois posé ce constat d’échec du salaire unique, nous avions deux solutions : mettre en place une grille de salaires ou tenter autre chose. Nous avons sérieusement envisagé la solution de la grille, mais nous n’avons pas mis bien longtemps à nous heurter à un mur au moins aussi haut que la Bastille. Au Pain des Cairns, les personnes exprimant les besoins les plus élevés sont les plus âgées. Ce sont aussi ces mêmes personnes qui accomplissent une grande partie des tâches administratives et de développement, qu’on pourrait aussi qualifier de tâches intellectuelles. Comme dans de nombreuses entreprises, il aurait donc été pratique de valoriser financièrement ces missions.
Les plus jeunes et les moins diplômés, qui accomplissent – au même titre que leurs collègues – des tâches pénibles et physiques, auraient légitimement pu s’interroger sur cet écart de rémunération, qui aurait valorisé un rôle physiquement moins usant que celui qu’ils et elles assument pendant que leurs collègues sont assis derrière un clavier. Bref. Au lieu de mettre la tête dans le sac, nous avons décidé de renverser la vapeur : nous tentons de dissocier les tâches accomplies de la rémunération obtenue.
Chaque membre de l’équipe s’est donc attelé à la définition de ses propres besoins financiers. Pour deux d’entre-nous, le salaire est resté le même tandis qu’il a augmenté pour le reste de l’équipe, pour atteindre un maximum de 2130 euros pour l’un d’entre-nous. Pour que le dispositif du salaire au besoin fonctionne, nous nous sommes interdits de demander des justifications sur les besoins des uns et des autres. La demande de salaire est posée et elle est systématiquement acceptée, moyennant la mise en place d’une stratégie d’adaptation du chiffre d’affaires. Hop.
Nous faisons ainsi le pari que le salaire n’est pas notre seule source de rémunération. Le plaisir à accomplir les missions quotidiennes, à apprendre, à se former, à partager tout plein de trucs avec les collègues compte en fait probablement plus que notre salaire dans notre motivation à venir travailler chaque matin.
Ce constat vient aussi du fait que nous sommes venus – pour beaucoup d’entre-nous – travailler au Pain des Cairns par choix, en faisant une croix sur des salaires beaucoup plus importants que nous aurions pu obtenir ailleurs, que ce soit dans le monde de la boulangerie ou dans un autre.
Notre fournil transformé en salle de réunion pour discuter du salaire au besoin. Une des versions de la représentation graphique de l’organisation du Pain des Cairns A table, sur le tour.
Heurs et malheurs de la responsabilité partagée
Cet été, alors que nous racontions à nos proches la mise en place de notre joyeuse expérience, nous avons dû répondre à mille et une questions qui tournaient globalement toutes autour de la même idée :
- « Qu’allez-vous faire si un collègue veut s’acheter une Tesla ? »
- « Tu peux demander dix-mille euros ? »
- « C’est de toute beauté, tu vas enfin t’acheter une nouvelle bécane. »
- « Pourquoi travailler pour financer les choix de vie de tes collègues ? »
Dans une entreprise classique (entendons par là une entreprise possédée par un nombre restreint de personnes, qui achètent la force de travail des salarié·e·s), il y a fort à parier qu’un dispositif comme le salaire au besoin ne pourrait pas fonctionner. En effet, les salarié·e·s pourraient n’avoir tendance qu’à satisfaire exclusivement leurs propres besoins financiers, sans se préoccuper de la santé économique de l’entreprise qui les emploie. À terme, l’entreprise en question se casserait probablement la figure (d’où peut-être le fait que le salaire au besoin n’ait jamais été testé à grande échelle).
Au Pain des Cairns, la situation diffère : toutes les personnes ayant accès au dispositif du salaire au besoin sont aussi associé·e·s (ou alors dans la boulangerie depuis un bout de temps). La situation financière de l’entreprise est parfaitement connue, la masse salariale aussi, tout comme les possibilités raisonnables de développement. Nous espérons ainsi que la responsabilité partagée conduira à la limitation des demandes salaires et à la naissance de joyeux projets de développement.
En éliminant l’insatisfaction lié à un salaire inadapté et en faisant en sorte que les besoins financiers de chacun·e puissent être satisfaits, nous espérons que le collectif pourra fonctionner de façon apaisée. Derrière ce petit paradis théorique se cache une foule de questions :
- Va-t-on collectivement supporter sur le long terme que différents salaire correspondent à un même travail ?
- Assistera-t-on à des demandes de baisses de salaires ?
- Ne va-t-on pas s’épuiser dans une espèce de course en avant destinée à financer des besoins sans cesse plus importants ?
- Inconsciemment (ou consciemment, d’ailleurs), ne va-t-on pas exiger de celles et ceux qui touchent le plus de contribuer de façon plus importante à la production ?
La mise en place du salaire au besoin est – pour le moment – un essai, qui va être mené pendant six mois. À l’issue de la période de test, nous déciderons peut-être de prolonger l’expérience. En attendant, le complément de salaire est versé sous la forme de prime exceptionnelle, afin d’assurer la réversibilité du dispositif (dans le cas où le dispositif serait abandonné, un salarié ne peut potentiellement pas être contraint à faire face à une baisse de salaire, tandis que la prime peut être facilement supprimée).
La mise en place de ce test a nécessité plusieurs semaines de travail et deux journées complètes de réunion.
Cette expérience a donné lieu à l’écriture de plusieurs articles de presse :
Basta, le 16 avril 2021
À Grenoble, une boulangerie expérimente le “salaire au besoin”
Le Dauphiné Libéré, le 1 mai 2021
La Toque Magazine (revue destinée aux professionnels de la boulangerie), le 5 mai 2021
Vous vous demandez comment nous parvenons à prendre des décisions complexes ? Cette page de notre site internet pourra vous intéresser.