Incontournable, exubérant, capricieux, le levain est notre « précieux » qui, tous les jours, nous permet de faire un pain aux arômes de caractère, fermenté à point et digeste. Un pain doré, un pain qui se conserve, un pain qui nourrit ! Bref, notre héros du quotidien ! Et saviez-vous qu’au Pain des Cairns, notre levain est unique ?
L’erreur qui change le cours des choses
Le pain est présent dans l’alimentation humaine dès la Préhistoire, sous forme de galettes de céréales (avoine, blé…) toastées, moulues et liées à l’eau. Il s’agissait alors de pain azyme, sans fermentation. Même si nous n’étions pas là pour vérifier l’exactitude de ces dires, il semblerait que le levain soit apparu d’un oubli, d’une erreur. Certaines sources racontent qu’en Égypte antique, alors que l’on pratiquait déjà la fermentation à base de fruits pour faire des boissons, la fermentation panaire en aurait découlé logiquement. Selon la légende, une bouillie de céréales aurait été oubliée près d’une source de chaleur, la pâte aurait gonflé sous l’effet de la fermentation et aurait donné vie au premier pain levé.
D’autres sources nous apportent une version différente : à la même époque, les pâtes à pain étaient réalisées dans un contenant, utilisé et réutilisé tous les jours. Bactéries et levures se seraient naturellement développées dans ce contenant, « colonisant » la pâte et faisant lever le tout. Très empirique tout ça, me direz-vous. C’est vrai, et ce n’est qu’au XIXe siècle que l’on comprend vraiment ce qu’est la fermentation et comment on peut la contrôler. Louis Pasteur est le premier à avoir découvert que le levain est composé de micro-organismes qui, se nourrissant de matière organique comme la farine, va produire de l’énergie. Prenons un microscope pour aller titiller ce fameux levain.
Une impressionnante carte d’identité
Derrière une apparente banalité, le levain naturel est un sacré élevage. En effet, à première vue, le levain n’est ni plus ni moins qu’une pâte formée d’eau et de farine. Mais voilà que si l’on fouine un peu dans ce mélange, on découvre qu’il est bien plus complexe et grouille de ferments naturels : levures et bactéries. Pour être plus précis, on trouve dans 1 gramme de levain environ 1 milliard de bactéries lactiques et 10 millions de cellules de levures qui jouent la compétition pour exister. Dès lors, dans cette foule, pas de place pour d’autres bactéries telles que les moisissures. C’est là que les choses deviennent intéressantes ! Quelle est la différence entre une bactérie et une levure dans le levain ?
Une bactérie est un être vivant unicellulaire qui se nourrit de sucres simples, se reproduit et fabrique des molécules complexes, les enzymes. Elle est responsable de deux types de fermentation : la fermentation lactique essentiellement quand le milieu est favorable, et la fermentation acétique, en moindre proportion mais qui peut prendre le dessus en cas de milieu défavorable. Nous y reviendrons.
Les levures, elles, ne sont rien d’autre que des organismes vivants, champignons cellulaires qui consomment elles aussi les sucres et libèrent des gaz. Elles n’ont rien à voir avec les poudres à lever (levures dites chimiques). La plus répandue parmi les 25 répertoriées dans un levain a le joli nom de Saccharomyces cerevisiae. Elle est cultivée et présente en boulangerie conventionnelle, et en tout cas naturellement dans notre levain. Véritables athlètes de haut niveau, les levures respirent en présence d’oxygène, et fermentent en son absence. Ce sont elles qui apportent une troisième fermentation : la fermentation alcoolique. Cette fermentation produit par la même occasion du CO2, qui permet à la pâte de lever. Pas d’inquiétude pour les petits : la formation d’alcool s’évapore complètement à la cuisson !
En bref : grâce aux bactéries lactiques le levain apporte arômes au pain, grâce aux bactéries acétiques on trouve l’acidité, et grâce aux levures il gonfle !
Mais au fond, pourquoi s’embêter à utiliser du levain ?
Il est indéniable que l’usage du levain est légèrement plus tendu que l’usage d’une levure boulangère. Faire du pain au levain, c’est être patient et rigoureux. Patient car la pâte lève gentiment durant au moins cinq heures après le pétrissage, avec des étapes de manipulation (ce qu’on appelle les tours) afin de lui redonner de la force. Rigoureux car le levain a besoin d’un milieu favorable. Il n’est actif que dans une plage de température et d’hydratation restreinte. L’idéal pour qu’il soit en pleine forme est une température de 24°C et une hydratation comprise entre 60 et 100%. Sorti de ces fenêtres, ça finit mal. Le froid ralentit ou arrête la fermentation. Un excès de chaleur entraine, lui, un cycle de fermentation trop rapide qui développe d’autres bactéries et épuise le levain.
Compliqué ? Délicat en effet… Car au-delà de la gestion de ce fameux précieux, cela implique un process de pétrissage long et une fermentation de la pâte longue aussi. Bref, il ne faut pas être pressé quoi qu’il arrive. Un peu à rebours de ce que la société nous met en tête ? C’est là que cela commence à nous plaire ! Et surtout, utiliser le levain a tellement d’intérêt qu’il serait pour nous, au Pain de Cairns, inimaginable de faire autrement. Pourquoi donc ? Allez, si vous ne le saviez pas encore, on vous le redit :
- Le levain naturel c’est l’assurance d’un produit sain du début à la fin du process de fabrication.
- Le levain pré-digère le gluten : fini les troubles digestifs.
- Le levain permet un indice glycémique bien plus bas qu’un pain à la levure, il tient au corps bien plus longtemps sans pic glycémique.
- Le levain apporte un goût typique légèrement acide, un goût qui a du caractère, et qui donne au pain sa marque de fabrique.
Un petit goût d’ailleurs, et pourtant
Lauriane Mietton a fait partie de l’équipe du Pain des Cairns avant de troquer notre fournil contre un labo de l’INRAE à Montpellier. Le levain qu’elle manipulait tous les jours lui donnait envie d’en savoir plus. Elle nous a donc quitté pour trois années d’études. Son sujet ? L’influence du milieu sur la population des bactéries et levures composant notre levain et sur la qualité des pains. Nous avons eu la chance de participer à ses recherches en étant labo test, avec trois autres fournils et six meuniers dont nos fournisseurs Sylvain Betto (Ferme du Vieux Chêne dans le Trièves) et Stéphane Pichard (Moulin de Malijai, Alpes de Haute-Provence). Tom, qui a suivi le projet de près, résume l’action lancée : « Nous avons créé une souche de levain de seigle propre à notre fournil, puis nous avons fait plusieurs rafraichis avec les farines envoyées par Lauriane. A chaque étape, un échantillon était retourné au laboratoire pour analyse, et ainsi de suite durant plusieurs semaines. »
Le jeu était sérieux, il fallait être précis et rigoureux, noter exactement les dosages, températures et types de farine ajoutées pour chaque étape. Lauriane, de son côté, avançait sur l’observation de l’évolution des populations, recoupait les données, synthétisait, avançait dans l’analyse. Pour en conclure quoi exactement ? Que la population d’un levain change très vite selon le milieu dans lequel elle se trouve, la « house microbiota ». La « house microbiota » c’est le fournil, les personnes, ce qui transite dans le lieu et donne sa couleur à la colonie de micro-organismes.
En 2023, sa thèse en poche, Lauriane nous fait un petit retour sur notre levain, celui que nous bichonnons depuis bientôt 10 ans au Pain des Cairns. En voici le pédigrée aux petits airs exotiques mais dont nous sommes tous pères et mères : bactéries majeures nommées « San Francisca, » et levures dominantes nommées « Kasastania ». Voilà, il n’y a pas de quoi l’appeler Albert ou Robert notre levain : on a face à nous des milliards de petites fées pas si mignonnes qui ont lutté les unes contre les autres, puis qui se sont associées pour former un milieu stable et efficace. Si Lauriane continue ses recherches avec un très beau projet participatif rassemblant boulanger.es, paysan.nes, scientifiques et artistes à l’échelle nationale, pour nous, le quotidien est malheureusement plus terre à terre. Vous voulez du concret ? Bienvenue en production !
Comment se gère ce petit chaos ?
Au fournil du Pain des Cairns, le levain est la première chose à laquelle on pense en arrivant en production et la dernière chose à laquelle on fait attention en partant, parce que sans levain pas de véritable pain levé, sain et savoureux. La gestion des levains s’insère dans un timing serré. La vie du fournil est minutée selon un programme quotidien calé, c’est notre unique moyen d’être efficace et d’avoir des pains réguliers. Tout commence avec la souche, celle qui nous sert de base pour nos divers rafraichis. Vers 13h nous collectons dans cette souche pour fabriquer de nouveaux levains, le levain de farine de seigle intégrale qui est majoritaire pour nos pains de campagne ou la tourte de seigle, le levain de Petit Épeautre, le levain de riz, le levain de blé concassé pour le pain de Trièves.
Nous ajoutons alors pour chacun une même quantité d’eau et de farine calculée en fonction de la quantité désirée pour les pains du lendemain. Allez, un exemple concret ! Mercredi 11 septembre, nous avons préparé le levain de Petit Épeautre en partant de 32 grammes de souche à laquelle nous avons ajouté 1,96 kg de farine de Petit Epeautre T110, et même poids en eau. A 13h, la température du fournil étant de 23°C, nous avons coulé l’eau à 12°C. Après mélange à la main, il est sorti à 18°C et a commencé doucement sa fermentation à température ambiante. Le lendemain jeudi 12 septembre, les 4 kg de levain serviront à la pétrissée des 40 kg de pâte désirés. Au printemps, pour un labo à 18°C, nous avons coulé l’eau à 23°C, l’idée étant de sortir un levain qui se rapproche de 24 °C. Parce que 24°C c’est le bonheur des bactéries et des levures ! Après le mélange souche-eau-farine, le levain attend donc gentiment jusqu’au lendemain, dehors si la température est moyenne, un peu au froid durant quelques heures s’il fait trop chaud, en chambre chaude s’il fait froid.
Au petit matin, les premiers arrivés dans le fournil testent son acidité avec un PH mètre. Si l’acidité est entre 4,20 et 3,80, l’activité du levain est à niveau optimal. Au-dessus, il n’est pas encore à maturité, il faut lui laisser un peu de temps avant de pétrir ou éventuellement couler l’eau un peu plus chaude pour le booster. Il faudra aussi surveiller la fermentation avec plus d’attention. En dessous, il commence à s’endormir. Dans ce cas, lors de la fermentation on peut ajouter des étapes de renforcement avec des tours vigoureux.
Avec le PH mètre, nous arrivons à être très précis sur les actions à faire lors du pétrissage, de la fermentation, et de la mise au four. Mais sans PH mètre, il est aussi tout à fait possible d’avoir une idée claire de l’état de son levain. Si vous observez des bulles dans votre mélange, une envie de sortir du bocal mais pas encore d’affaissement de la souche au centre du récipient, c’est que votre levain n’attend qu’une chose : le pétrissage avec farine, eau et sel.
Le petit chouchou et ses joujoux
La manière traditionnelle dont nous faisons les levains donne des levains dits mûrs : ils ont évolué durant un temps long et sont à point pour la pétrissée. Mais nous faisons aussi un levain dit jeune pour notre TTL, le Très Très local. Pour faire ce levain jeune, nous ajoutons à la souche de base le même poids en eau très chaude (45°C) et pareil en farine T80 : en deux heures, le levain placé au chaud est prêt à l’emploi. D’où son nom de levain jeune. Pourquoi cela ? Pour Pierre, notre rôle production « Les levains sont en effet parfois utilisés à un stade jeune, ils sont donc moins acides et permettent d’obtenir des pains très doux, donc très appréciés par une partie de notre clientèle, pas forcément à la recherche de l’acidité parfois proposée par les pains au levain. » Ce levain jeune est ajouté en grande quantité à la farine du moulin du Vieux Chêne, la farine T80 bien rustique moulue sur les meules de pierre de Sylvain Betto (Trièves), l’un de nos fournisseurs de farine.
Levain mur, levain jeune, voilà la famille décrite au complet, sans oublier le levain relégué au froid, notre levain de secours, qui nous a sauvés plus d’une fois ! Car des histoires pas possibles, on en a quelques unes à vous raconter. Souche oubliée dans le mélange qui donne un levain à 6.23 d’acidité le lendemain, levain resté au froid durant la nuit au lieu d’être sorti pour finir à température ambiante, levain qui sort des bacs tellement il a été actif. Et même, si si cela nous est arrivé il y a fort longtemps : oubli de la fabrication du levain le dimanche soir par le BV chargé de la mission incontournable ! Bref, un début de semaine compliqué pour l’équipe du lundi matin !
Dernièrement, notre rôle production a créé, sur notre logiciel de préparation des pesées, un « piloteur de levain ». Le principe est redoutablement efficace : centraliser les modifications de nos différents levains, comme par exemple un taux d’hydratation ou d’ensemencement.
Prise de température, prise du Ph, piloteur de levain ; autant d’outils pour nous aider à avoir une vision juste des quantités et de l’état de santé de notre levain mûr ou jeune, et surtout de l’état de la pâte fermentée ensuite. Car si le levain est la base de notre fermentation panaire, il n’est que le début d’une longue chaine d’étapes toutes importantes, au cours desquelles on peut toujours « sauver » la production : booster les tours pour donner de la force, faire fermenter plus longtemps que les 4-5 h classiques ou au contraire raccourcir ce temps. Mettre en chambre chaude ou au contraire bloquer la fermentation au froid avant d’enfourner. Les solutions sont multiples et rendent la fabrication du pain résiliente pour peu qu’on s’y attèle avec sérieux.
Pourquoi pas vous ?
Au final, le levain peut impressionner par sa complexité : comment être nounou de milliards de bactéries et de levures à la fois ? Comment gérer ces monstres microscopiques pour que le levain soit « tout point » et offre un pain de qualité, levé et pas trop acide ? Prenez ce petit élevage comme un jeu ! La fréquence et la quantité de pain que vous produisez à la maison est évidemment loin de notre quotidien au fournil ; vous allez devoir adapter vos process, gérer les temps de latence avec mise au froid et rafraichis successifs pour arriver à un levain tout point le jour de votre production. C’est d’ailleurs ce que nous faisons durant l’été.
Pendant cinq semaines, Anouk, d’astreinte levain, a fait un rafraichi par semaine pour maintenir notre élevage en vie. Pour faire un rafraichi de ce type, les proportions sont en gros celles-ci : 4% de souche pour 48% de farine (blé demi-complet ou seigle par exemple) et 48% d’eau froide. Cinq jours avant la reprise, elle a accéléré le rythme des rafraichis et augmenté les quantités d’apport en prélevant toujours sa souche dans le levain fabriqué précédemment. Ces différentes étapes ont permis la « mission » du dimanche soir, celle durant laquelle un BV nous prépare une quarantaine de kilos de levain mûr pour le lendemain matin. Voilà notre façon de faire, et ce n’est pas la seule ! Alors, si vous avez trouvé d’autres informations sur des process qui vous conviennent, gardez vos habitudes : il n’y a pas une mais des manières de gérer son levain.
En tout cas, pas de stress : un levain, cela se rattrape toujours, et un pain que l’on a fait avec son propre levain sera toujours bon parce que fait avec amour. Alors n’hésitez plus, lancez-vous ! Nous vous donnerons avec plaisir un peu de souche si vous passez au Pain des Cairns avec un petit pot avant 13h. Et si jamais c’était la catastrophe, vous connaissez la bonne adresse pour vous régaler à nouveau !